Sérotonine : Quand la dépression devient le miroir de notre société
Il paraît que la France va mal. Ce n’est plus une hypothèse : c’est un fait divers quotidien. Et Houellebecq, ce vieil oracle désabusé à la gueule de lendemain d’apocalypse, l’avait encore senti avant tout le monde. Avec Sérotonine, publié en 2019, il signe l’un de ses romans les plus sombres — et donc, fatalement, l’un des plus lucides. Au programme : chute de la libido, chute des cours agricoles, chute des illusions. Et au milieu, un antihéros en pilotage automatique, Florent-Claude Labrouste, sorte de double dégénéré de l’auteur, errant entre hôtels Ibis et souvenirs d’amour foutu.
Loin des caricatures qu’on aime lui coller, Houellebecq n’est ni seulement misogyne ni uniquement misanthrope : il est désespérément juste. Car à travers les gélules du Captorix, il ne décrit pas une pathologie individuelle, mais un effondrement collectif. Et si le roman a tant résonné en pleine crise des Gilets jaunes, ce n’est pas une coïncidence. C’est un symptôme.
Infos techniques et crédits
- Titre : Sérotonine
- Auteur : Michel Houellebecq
- Éditeur : Flammarion
- Date de parution : 4 janvier 2019
- Nombre de pages : 352
- ISBN : 978-2-08-147175-7
Résumé
Sérotonine suit Florent-Claude Labrouste, un ingénieur agronome de 46 ans en proie à une profonde dépression. Désabusé par sa carrière au ministère de l’Agriculture et sa relation tumultueuse avec sa compagne japonaise, il décide de tout quitter pour se replonger dans les méandres de son passé. À travers son errance, le roman dresse un portrait sombre de la France rurale contemporaine, confrontée aux défis de la mondialisation et à la détresse des agriculteurs.
Signification du titre
Le titre fait référence à la sérotonine, un neurotransmetteur influençant l’humeur. Dans le roman, Florent-Claude consomme un antidépresseur fictif nommé Captorix, censé augmenter les niveaux de sérotonine, mais entraînant des effets secondaires notables tels que la diminution de la libido et l’impuissance.
Réception critique
Dès sa sortie, Sérotonine a divisé. Comme toujours avec Houellebecq. Les uns y ont vu un roman crépusculaire, d’une justesse clinique sur le désespoir contemporain. Les autres ont dénoncé un ressassement paresseux, un nihilisme bourgeois en boucle. En vérité, les deux ont raison.
Le roman a pourtant marqué un coup : il s’est arraché en librairie (240 000 exemplaires en quelques semaines), porté par un climat social délétère et une couverture médiatique massive. Mais ce qui a réellement frappé, c’est l’étrange coïncidence entre le roman et l’actualité : quelques semaines après sa parution, les routes de France s’enflammaient sous les pieds des Gilets jaunes. Hasard du calendrier ? Ou signe que l’écrivain le plus désabusé du pays est aussi, hélas, le plus lucide ?
L’actualité de Houellebecq à l’époque de la parution
En janvier 2019, Michel Houellebecq est au cœur de l’actualité littéraire avec la sortie de Sérotonine. Le 18 avril 2019, il est décoré de la Légion d’honneur par le président Emmanuel Macron, une reconnaissance officielle de son influence sur la littérature française contemporaine.
Parallèlement, Sérotonine connaît un succès retentissant en Europe. Dès sa sortie, le roman se hisse en tête des ventes en France, avec 240 000 exemplaires écoulés en quelques semaines. Cette réception enthousiaste s’étend à l’Allemagne, où le livre atteint la première place des ventes, ainsi qu’à l’Espagne et à l’Italie, où il figure également parmi les meilleures ventes.
Cette période est également marquée par une actualité sociale intense en France, avec le mouvement des « Gilets jaunes » qui exprime le malaise des classes moyennes et populaires face aux politiques gouvernementales. Les thèmes abordés dans Sérotonine, notamment la détresse du monde agricole et le désespoir des individus face à la mondialisation, résonnent particulièrement avec les revendications de ce mouvement, conférant au roman une dimension prophétique.
Les thèmes et qualités de Sérotonine
La dépression et l’aliénation individuelle
Florent-Claude Labrouste est malade. Pas d’un mal rare ou spectaculaire, non : il souffre de ce que notre époque produit en série : l’absence de désir. Sa libido est en berne, son travail ne sert à rien, ses relations sont des naufrages à répétition, et le Captorix, son petit comprimé miracle, ne fait que lisser les angles d’un monde devenu invivable. La dépression, chez Houellebecq, n’est pas une exception : c’est la norme. Une norme chimiquement stabilisée.
On ne cherche plus le bonheur, on prend des anxiolytiques. On ne vit plus, on gère ses symptômes. C’est toute la beauté sinistre de ce roman : il ne raconte pas la chute d’un homme, mais l’érosion lente de ce qu’on appelait autrefois une vie intérieure.
La critique du libéralisme économique et de la mondialisation
Aymeric, l’aristocrate ruiné, aurait pu être un cliché ambulant. Mais Houellebecq le transforme en tragédie. Exploitant agricole moderne, il se bat contre des quotas absurdes, une PAC délirante, et des supermarchés qui saignent les producteurs à blanc. Ce n’est plus le combat du pot de terre contre le pot de fer ; c’est un sacrifice. Et il n’y aura pas de résurrection.
À travers lui, c’est toute la paysannerie française qui crève à petit feu. Ce n’est pas un pamphlet politique, c’est un constat d’autopsie. Les scènes de manifestation agricole, les fusils sortis face à la préfecture, les cris d’impuissance : Houellebecq les écrit comme des échos lugubres aux slogans des Gilets jaunes. Mais ici, pas de rond-point ni de gilet fluo : seulement la boue, le silence, et les corbeaux.
La solitude et l’échec des relations amoureuses
Florent-Claude est hanté par ses relations passées, notamment avec Camille, son grand amour perdu. Son incapacité à maintenir des liens affectifs durables reflète une société où l’individualisme prime, rendant les connexions profondes de plus en plus rares. Cette thématique souligne la difficulté de trouver un sens à la vie sans amour véritable.
L’humour noir et l’ironie mordante
Fidèle à son style, Houellebecq parsème le récit d’un humour noir et d’une ironie cinglante. Les descriptions crues et les situations absurdes servent à accentuer le décalage entre les aspirations des personnages et la réalité morne de leur existence. Cet humour, bien que sombre, offre une profondeur supplémentaire au récit en mettant en évidence les contradictions de la condition humaine.
La place du livre dans l’œuvre de l’auteur et dans la littérature en général
Avec Sérotonine, Houellebecq ne réinvente rien. Et c’est tout l’intérêt. Il creuse son sillon, celui d’une société occidentale exsangue, de relations humaines réduites à des statistiques sexuelles, et d’un avenir où même les enfants sont absents. Là où Soumission misait sur la provocation politique, Sérotonine choisit l’épure : le désespoir nu, sans fard ni religion.
Cette économie de moyens renforce la portée du roman. Moins bavard, plus organique, Sérotonine agit comme une lame froide plantée sous les côtes. Ce n’est pas le meilleur Houellebecq. C’est peut-être le plus honnête. Et dans une époque qui ne supporte plus le tragique, c’est déjà une audace.
Circonstances idéales pour lire Sérotonine
- Week-end pluvieux en solitaire : idéal pour accompagner votre propre absence de projet de vie.
- Retraite isolée à la campagne : au cas où vous douteriez encore que le monde rural va mal.
- Soirée entre amis trop joyeuse : pour plomber l’ambiance avec un sujet de discussion bien glauque.
- Long trajet en train : regardez les paysages défiler pendant que Florent-Claude s’effondre.
- Dépression saisonnière : tant qu’à broyer du noir, autant le faire avec élégance littéraire.
Sérotonine est un roman sans espoir, mais pas sans valeur. Il dit ce que peu osent encore formuler : que la société moderne n’est pas malade, elle est en phase terminale. Et qu’il ne suffit pas de prescrire des antidépresseurs pour reconstruire une dignité perdue. Houellebecq ne nous offre ni solutions ni échappatoires. Juste un miroir. Sale, déformant, mais fidèle.