Silhouette lançant un cocktail Molotov vers un drapeau rouge en flammes, dans un chaos urbain nocturne

Georges Sorel, le penseur dérangeant qui a inspiré la révolution et le fascisme

Georges Sorel, ce nom résonne comme une énigme dans l’histoire des idées politiques. Penseur inclassable, il a inspiré aussi bien les révolutionnaires marxistes que les nationalistes d’extrême droite, fascinés par son exaltation de la violence et sa critique du rationalisme bourgeois. Son œuvre majeure, Réflexions sur la violence (1908), célèbre la grève générale comme un acte purificateur, une régénération sociale par le feu. Mais au-delà de cette apologie du combat, ce qui frappe chez Sorel, c’est son goût pour le mythe : il ne croit pas à l’efficacité du discours rationnel pour mobiliser les masses, il prône au contraire des récits puissants, des images galvanisantes, capables de soulever les foules.

C’est là tout le paradoxe de Sorel : rationaliste de formation, il finit par glorifier l’irrationnel. Révolutionnaire, il est pourtant récupéré par des courants réactionnaires. Loin d’être un simple agitateur d’idées, il incarne un trouble profond, une inquiétude sur les moyens du changement social et sur la nature même de l’engagement politique. Aujourd’hui encore, on retrouve son influence dans les discours les plus radicaux, où l’émotion et la force priment sur la raison.

L’histoire des idées est peuplée de ces penseurs ambigus, dérangeants, qui refusent d’être enfermés dans des cases. Mais peu d’entre eux ont réussi, comme Sorel, à séduire à la fois les révolutionnaires en quête de rupture et les réactionnaires nostalgiques d’un ordre viril et combatif. Comment cet homme a-t-il pu mettre tous les extrêmes d’accord ? C’est la question que nous allons explorer.

L’exaltation de la violence comme moteur du changement

Une violence qui purifie plutôt qu’elle ne conquiert

Georges Sorel n’est pas un théoricien de la violence au sens militaire du terme. Il ne cherche ni à organiser une insurrection ni à établir une stratégie révolutionnaire concrète. Pourtant, Réflexions sur la violence est une ode au conflit social, à l’affrontement direct entre le prolétariat et la bourgeoisie. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas tant la victoire d’un camp sur l’autre que la dynamique même de la lutte, son effet purificateur. Pour lui, la violence n’est pas un mal, mais une nécessité : elle forge des hommes nouveaux, débarrassés de la mollesse démocratique et du compromis bourgeois.

La grève générale, un mythe mobilisateur

Sorel distingue la « violence prolétarienne », qu’il juge légitime et créatrice, de la « force bourgeoise », qui ne serait qu’un instrument de domination destiné à maintenir l’ordre établi. Dans cette optique, la grève générale devient un mythe mobilisateur, un moment de rupture où les travailleurs se redéfinissent en s’opposant frontalement à la classe dirigeante. Cette conception quasi mystique du conflit social n’a pas manqué d’influencer certains courants marxistes révolutionnaires, mais aussi des penseurs nationalistes qui verront dans cette exaltation du combat une justification de leur propre vision du monde.

Une rhétorique dangereuse, récupérable par tous

C’est là que Sorel devient dangereux : en glorifiant la violence sans en fixer de limites précises, il ouvre la voie à toutes les interprétations. Son refus du rationalisme l’empêche de poser des garde-fous, et son goût pour l’irrationnel l’amène à justifier des formes de brutalité qui ne débouchent sur aucun projet structuré. Dès lors, que reste-t-il ? Un appel au sursaut, à l’énergie vitale, à la destruction de l’ancien monde… Mais pour construire quoi ? Sur ce point, Sorel demeure évasif, laissant aux futurs disciples le soin de donner un sens à ses appels au combat.

Le mythe révolutionnaire : une arme à double tranchant

Le mythe, plus puissant que la raison

Georges Sorel ne croit pas à l’efficacité des argumentations rationnelles pour mobiliser les masses. Selon lui, ce qui pousse les hommes à l’action, ce ne sont pas les raisonnements abstraits, mais les images fortes, les récits galvanisants, les grandes idées simplifiées à l’extrême. C’est ce qu’il appelle le « mythe révolutionnaire » : un idéal mobilisateur qui transcende les considérations matérielles et inspire une foi inébranlable. Pour Sorel, la grève générale en est l’exemple parfait. Il ne s’agit pas seulement d’un outil de lutte, mais d’un horizon grandiose, un récit quasi-religieux qui donne une raison de se battre.

Entre enthousiasme populaire et manipulation

Ce culte du mythe a quelque chose de fascinant… et d’inquiétant. D’un côté, il permet de donner du sens à une action collective, de structurer un mouvement autour d’une cause qui dépasse les individus. Mais de l’autre, il ouvre la porte à toutes les dérives : en privilégiant l’émotion sur la raison, Sorel jette les bases d’une propagande où l’adhésion importe plus que la vérité. Le mythe n’a pas besoin d’être réaliste ni même cohérent ; il doit simplement être efficace.

Quand le mythe révolutionnaire engendre le fanatisme

On voit ici toute l’ambiguïté de la pensée sorelienne : en exaltant le mythe comme force motrice de l’Histoire, il favorise un militantisme intransigeant, hermétique au doute et à la nuance. Un terreau idéal pour les mouvements les plus radicaux, qui ne manqueront pas d’adopter cette logique du récit mobilisateur. Lénine, Mussolini, et plus tard certains populismes contemporains, ont compris la puissance du mythe et l’ont utilisé pour soulever les foules. À force de mépriser la raison et d’exalter l’émotion, on finit toujours par engendrer des fanatismes.

Une pensée récupérée par tous les extrêmes

Un révolutionnaire influent chez les marxistes

À première vue, on pourrait croire que Georges Sorel appartient naturellement à la gauche révolutionnaire. Son appel à la lutte des classes, son rejet du parlementarisme bourgeois et sa fascination pour la grève générale en ont fait une référence pour de nombreux marxistes du début du XXe siècle. Lénine, notamment, voyait en lui un penseur sérieux, bien que trop indiscipliné pour le dogme communiste. Chez les syndicalistes révolutionnaires, son influence a été encore plus directe : des figures comme Émile Pouget ou Fernand Pelloutier ont puisé chez Sorel une justification théorique à l’action directe et à la confrontation avec l’État.

L’étrange fascination des nationalistes

Mais c’est ici que la trajectoire de Sorel devient troublante. Alors qu’on l’imagine compagnon de route du marxisme, il finit par susciter l’admiration dans des cercles nationalistes et réactionnaires. Charles Maurras, chef de file de l’Action française, voyait en lui un penseur qui avait su comprendre la nécessité d’un pouvoir fort et d’une régénération de la société par la force. Plus tard, Benito Mussolini lui-même reconnaîtra l’influence de Sorel sur sa conception du fascisme.

Quand l’exaltation de la force dépasse l’idéologie

Pourquoi une telle récupération ? La réponse est simple : Sorel n’était pas attaché à un projet politique précis, mais à une méthode. Ce qui comptait pour lui, ce n’était pas la victoire d’un camp, mais l’intensité du combat. Son exaltation de la violence et du mythe pouvait donc séduire aussi bien les révolutionnaires de gauche que les nationalistes en quête de grandeur. En glorifiant le choc des forces plutôt qu’un idéal défini, il a ouvert la porte à toutes les interprétations, y compris les plus contradictoires.

Héritage contemporain : Georges Sorel, précurseur du terrorisme moderne ?

Une influence souterraine mais persistante

Bien que Georges Sorel ne soit plus une figure de proue dans les cercles intellectuels contemporains, son influence demeure palpable. Ses idées se manifestent notamment dans le rejet des institutions démocratiques et la fascination pour l’action directe. Son obsession pour le mythe mobilisateur, son mépris du compromis et son exaltation de la force trouvent encore des échos, parfois inattendus.

Action Directe : l’héritage de la violence révolutionnaire

En France, le groupe Action Directe, actif dans les années 1980, illustre une application moderne des principes soreliens. Prônant la lutte armée contre l’État et le capitalisme, ce mouvement clandestin voyait dans la violence un moyen de provoquer un réveil révolutionnaire. Cette approche rappelle la valorisation par Sorel de la violence comme force régénératrice et outil de transformation sociale.

La Société de la Guillotine : l’influence de Sorel au Japon

Dans les années 1920, la Société de la Guillotine, un groupe anarchiste japonais, s’inspire directement des écrits de Sorel. Fondé par des disciples de Sakae Ōsugi, ce mouvement prônait l’assassinat politique comme moyen de provoquer un changement radical, illustrant ainsi l’impact international des idées de Sorel sur l’action violente.

Sorel, précurseur du terrorisme moderne ?

La méfiance de Sorel envers le rationalisme et sa croyance dans le pouvoir du mythe résonnent particulièrement à l’ère de la post-vérité. Aujourd’hui, les faits sont souvent contestés au profit de récits idéologiques, et les « vérités alternatives » se propagent plus rapidement que les analyses objectives. Cette primauté de l’émotion sur la raison rappelle la logique sorelienne, où le mythe prévaut sur la réalité factuelle pour susciter l’action.

Conclusion

Georges Sorel est un penseur insaisissable, fascinant et inquiétant à la fois. Son rejet du rationalisme, son exaltation de la force et son culte du mythe en font une figure paradoxale, revendiquée aussi bien par les révolutionnaires marxistes que par les nationalistes et, plus tard, par certains théoriciens du fascisme. À travers son œuvre, il a posé une question fondamentale : qu’est-ce qui pousse les hommes à agir ? Sa réponse – l’émotion brute, le récit mobilisateur, la rupture violente – trouve un écho troublant dans l’histoire du XXe siècle et jusque dans les radicalismes contemporains.

En glorifiant la violence sans en définir les limites, Sorel a ouvert la porte à toutes les récupérations. Son influence est visible aussi bien chez les groupes révolutionnaires comme Action Directe que dans le terrorisme idéologique, où le mythe de la régénération par la destruction reste une constante. Dans une époque marquée par la montée des populismes et le règne de l’émotion sur la raison, son héritage semble plus actuel que jamais.

Sorel ne fut ni un stratège, ni un organisateur, ni un doctrinaire rigoureux. Mais il fut un prophète d’une ère où la force prime sur l’argumentation, où les grands récits écrasent la nuance, où le choc des volontés l’emporte sur la recherche du compromis. Ce qui fait de lui, peut-être, le premier penseur d’un siècle de violence politique.

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