Décroissance : Une salle de marché financière sur fond de forêt brûlée, symbolisant l’opposition entre croissance et écologie

Décroissance : Faut-il en avoir peur ? Enquête sur un tabou politique

Depuis des décennies, la croissance économique est considérée comme un objectif sacro-saint. Tous les indicateurs de prospéritéPIB, production industrielle, consommation – sont indexés sur elle. Pourtant, dans l’ombre de ce dogme, un courant de pensée radicalement opposé s’est développé : la décroissance.

Plus qu’un simple refus de la croissance, la décroissance est une critique globale du modèle économique et social dominant. Ses partisans dénoncent un système insoutenable, responsable de la destruction écologique, de l’épuisement des ressources et de l’aliénation des individus par la surconsommation. Pourtant, bien que ses thèses soient rigoureuses et cohérentes, la décroissance reste marginalisée dans les médias et la sphère politique.

Ce phénomène soulève de nombreuses questions : pourquoi cette idée, pourtant réaliste dans son diagnostic, semble-t-elle inapplicable ? Qui sont les penseurs et militants qui portent cette critique ? La décroissance est-elle une utopie, ou l’inévitable réalité qui attend nos sociétés ?

Cet article propose une exploration approfondie de la décroissance : son histoire, ses figures clés, ses canaux de diffusion, sa réception médiatique et politique, ainsi que son influence à l’international. Enfin, nous poserons une question plus profonde : la croissance est-elle une nécessité intrinsèque de l’humanité, ou une illusion qui nous conduit à notre perte ?

Historique du mouvement de la décroissance

Le concept de décroissance émerge dans les années 1970, période marquée par une prise de conscience croissante des limites de la croissance économique infinie. En 1972, le Club de Rome publie le rapport « The Limits to Growth » (traduit en français sous le titre « Halte à la croissance ? »), qui met en évidence les conséquences potentielles d’une croissance économique et démographique exponentielle sur un monde aux ressources finies.

Parallèlement, des penseurs comme Nicholas Georgescu-Roegen, économiste roumano-américain, apportent une dimension thermodynamique à cette critique. Dans son ouvrage « The Entropy Law and the Economic Process » (1971), il souligne que toute activité économique entraîne une dégradation irréversible de l’énergie, remettant en question la viabilité d’une croissance perpétuelle. Ses travaux influencent profondément le mouvement de la décroissance, notamment en France, où Jacques Grinevald traduit et diffuse ses idées.

En France, le terme « décroissance » gagne en popularité grâce à des intellectuels comme Serge Latouche, économiste et philosophe, qui critique le développement durable et plaide pour une « société d’abondance frugale ». Ses ouvrages, tels que « Le Pari de la décroissance » (2006) et « Petit traité de la décroissance sereine » (2007), contribuent à structurer la pensée décroissante et à la diffuser auprès d’un public plus large.

Le mouvement de la décroissance se structure progressivement à travers des conférences internationales, la première ayant eu lieu à Paris en 2008, suivie de rencontres à Barcelone (2010), Montréal (2012) et Leipzig (2014). Ces événements rassemblent chercheurs, militants et citoyens autour des enjeux écologiques, économiques et sociaux liés à la décroissance.

Aujourd’hui, la décroissance est à la fois un mouvement social et intellectuel, né d’une convergence entre la critique du développement dans les pays du Sud et celle de la société de consommation dans les pays du Nord. Elle remet en question le paradigme dominant de la croissance économique et propose des alternatives axées sur la soutenabilité écologique et la justice sociale.

Figures emblématiques et références majeures

Le mouvement de la décroissance s’appuie sur plusieurs penseurs, économistes et militants qui ont contribué à façonner et diffuser ses idées. Voici les principales figures du courant.

Nicholas Georgescu-Roegen (1906-1994) : le pionnier

Économiste roumano-américain, il est le premier à établir un lien entre économie et thermodynamique dans The Entropy Law and the Economic Process (1971). Il y démontre que l’économie n’échappe pas aux lois de la physique : toute activité économique consomme de l’énergie et des ressources non renouvelables, rendant la croissance infinie impossible. Ses travaux influencent profondément le mouvement de la décroissance.

Ivan Illich (1926-2002) : la critique des institutions modernes

Philosophe autrichien, Illich s’attaque aux effets pervers des institutions modernes (école, médecine, transports, travail) qu’il accuse de devenir contre-productives. Dans La Convivialité (1973), il défend une société où l’entraide et l’autonomie remplaceraient la dépendance au système industriel.

André Gorz (1923-2007) : décroissance et émancipation

Journaliste et philosophe franco-autrichien, il est un précurseur de l’écologie politique. Dans Écologie et politique (1975) et Misères du présent, richesse du possible (1997), il critique la société de consommation et plaide pour une réduction du temps de travail et un mode de vie fondé sur l’autonomie plutôt que sur la production à outrance.

Serge Latouche (né en 1940) : le penseur médiatique de la décroissance

Économiste et anthropologue français, il est aujourd’hui l’un des principaux défenseurs de la décroissance. Dans Le Pari de la décroissance (2006) et Petit traité de la décroissance sereine (2007), il expose l’idée d’une « société d’abondance frugale », basée sur la relocalisation, la simplicité volontaire et la fin du productivisme. Il popularise le slogan « moins de biens, plus de liens ». Sa vision économique et politique n’est pas sans évoquer l’aspiration individuelle au minimalisme qui se développe actuellement.

Timothée Parrique : la décroissance aujourd’hui

Chercheur français en économie, il est l’une des figures récentes du mouvement. Dans Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance (2022), il propose une analyse approfondie des mécanismes économiques qui rendent la décroissance inévitable et décrit des pistes de transition vers un modèle plus soutenable.

Organisations, médias et canaux de diffusion

Le mouvement de la décroissance s’appuie sur un réseau de journaux, associations et collectifs militants qui diffusent ses idées et tentent d’expérimenter des alternatives concrètes au modèle économique dominant.

Médias et publications

  • Le journal La Décroissance : Fondé en 2004, il se définit comme un « mensuel des objecteurs de croissance ». Radicalement opposé au capitalisme et au « développement durable », il critique les illusions technologiques et la société de consommation.
  • Les éditions Le Passager Clandestin : Maison d’édition spécialisée dans l’écologie radicale, elle publie des textes sur la décroissance et les alternatives au productivisme.
  • Le Monde Diplomatique et Reporterre : Bien que non exclusivement décroissants, ces médias accordent régulièrement une place aux thèses de la décroissance, notamment via des articles d’économistes critiques de la croissance.

Associations et collectifs

  • Casseurs de pub : Association créée dans les années 1990, elle dénonce l’influence de la publicité dans la surconsommation et milite pour la sobriété. Elle est à l’origine du Journal de la Décroissance.
  • Institut d’études économiques et sociales pour la décroissance soutenable (IEESDS) : Fondé par Serge Latouche et d’autres chercheurs, il travaille à donner un cadre théorique solide à la décroissance.
  • Réseaux locaux et écovillages : En dehors des structures officielles, des initiatives locales incarnent la décroissance au quotidien : communautés autonomes, écohameaux, villes en transition (comme Ungersheim en Alsace).

Influence sur la politique et les mouvements citoyens

  • Le Parti Pour La Décroissance (PPLD) : Fondé en 2006, il défend une alternative à la croissance économique et participe à certaines élections, bien que son audience reste marginale.
  • Liens avec l’écologie politique : Bien que la décroissance soit parfois évoquée dans les milieux écologistes (notamment chez EELV), elle reste un concept clivant, car elle remet en cause les fondements du modèle économique dominant.

Réception médiatique et politique de la décroissance

Malgré son potentiel de rupture, la décroissance reste largement marginalisée dans le débat public. Si elle bénéficie d’un certain écho dans les cercles intellectuels et militants, elle est souvent caricaturée ou ignorée par les médias dominants et les partis politiques traditionnels.

Une idée peu relayée par les médias grand public

  • Un traitement souvent caricatural : Lorsqu’elle est évoquée dans les médias mainstream, la décroissance est généralement présentée comme un retour à la bougie, une utopie rétrograde ou une menace pour l’emploi. La complexité du concept est rarement discutée en profondeur.
  • Un contraste avec l’engouement pour l’écologie : Alors que les discours sur la transition énergétique, le développement durable et la responsabilité écologique sont omniprésents, la décroissance, qui pousse cette logique jusqu’à ses conséquences les plus radicales, est largement mise de côté.
  • Quelques bastions médiatiques : Des médias comme Le Monde diplomatique, Reporterre ou Mediapart lui accordent parfois une tribune, mais la décroissance reste minoritaire dans le paysage médiatique.

Une marginalité politique assumée (ou subie ?)

  • Les écologistes divisés : Si certains courants de l’écologie politique sont proches des thèses décroissantes (notamment chez certains membres d’EELV), d’autres s’en tiennent à une écologie compatible avec le capitalisme, en promouvant des solutions technologiques ou un « capitalisme vert ». La décroissance, en tant que remise en question totale du système, reste minoritaire.
  • Une idée peu audible à gauche comme à droite : La gauche traditionnelle reste attachée à l’idée de redistribution des richesses et de progrès social par la croissance, tandis que la droite et les libéraux défendent la croissance comme moteur de prospérité et d’innovation. Aucun des grands partis ne s’est réellement approprié la décroissance comme projet politique.
  • Des figures isolées : Quelques personnalités politiques évoquent la décroissance, comme Yves Cochet (ex-ministre de l’Environnement), mais elles restent rares et souvent marginalisées dans le débat public.

Une perspective qui dérange

  • Un choc avec l’imaginaire collectif : La croissance est depuis des siècles associée au progrès, à l’innovation et à l’amélioration des conditions de vie. Remettre cela en cause revient à s’attaquer à l’un des mythes fondateurs de la modernité.
  • Un danger pour le capitalisme : La décroissance ne se contente pas de critiquer les excès du capitalisme, elle remet en question ses fondements mêmes : l’accumulation, la compétitivité et la consommation de masse. Dès lors, il n’est pas étonnant que cette idée soit combattue par les tenants du pouvoir économique.
  • Un mouvement trop radical ? : Certains considèrent que la décroissance est une posture trop radicale pour être applicable politiquement, et qu’elle risquerait d’engendrer un rejet massif si elle était imposée sans transition.

La décroissance à l’international

Si la décroissance reste un concept marginal en France, elle trouve un écho dans plusieurs pays, sous différentes formes. Certains mouvements citoyens, chercheurs et organisations politiques s’en inspirent, même si elle ne constitue nulle part une force politique dominante.

L’Europe, épicentre du débat

  • Italie : L’Italie a joué un rôle clé dans la diffusion de la décroissance, notamment grâce à l’économiste Giorgos Kallis et au mouvement « Decrescita Felice » (décroissance heureuse), qui prône un mode de vie plus sobre et convivial. L’idée est aussi discutée dans des cercles universitaires et militants.
  • Espagne : Barcelone est un foyer important du mouvement décroissant, avec des chercheurs comme Joan Martínez-Alier et Federico Demaria, qui travaillent sur l’économie écologique et la post-croissance. L’Espagne accueille régulièrement des conférences internationales sur le sujet.
  • Allemagne : L’idée de décroissance y est plus liée aux initiatives locales, comme les villes en transition ou les coopératives autogérées. Le parti des Verts allemands évoque parfois la « post-croissance », mais sans en faire un axe central.

Des influences aux États-Unis et au Canada, mais peu d’impact politique

  • Aux États-Unis, la décroissance reste un concept très minoritaire, face à une culture économique dominée par le mythe de la prospérité infinie. Toutefois, des chercheurs comme Richard Heinberg (spécialiste du pic pétrolier) ou David Fleming (théoricien de la résilience locale) y diffusent des idées proches.
  • Au Canada, certains intellectuels et militants écologistes s’intéressent à la décroissance, notamment dans le cadre des débats sur la transition énergétique et l’extractivisme. Des villes comme Montréal ont accueilli des colloques internationaux sur la décroissance.

Une pertinence particulière pour le Sud global

  • Afrique et Amérique latine : Dans ces régions, certaines approches décroissantes rejoignent des courants de pensée indigènes ou décoloniaux, qui critiquent le développement comme une forme d’impérialisme. Des figures comme Arturo Escobar (Colombie) parlent d’ »alternatives au développement », qui rejoignent parfois la décroissance.
  • Inde : L’héritage de Gandhi, avec sa critique de l’industrialisation et son plaidoyer pour une économie locale et frugale, est parfois rapproché de la décroissance.

Un mouvement structuré à l’échelle internationale

  • Conférences et réseaux : Depuis 2008, des conférences internationales sur la décroissance ont lieu régulièrement (Paris, Barcelone, Montréal, Leipzig, Malmö…). Ces événements permettent de structurer le mouvement à l’échelle mondiale.
  • Liens avec d’autres courants : La décroissance dialogue avec le mouvement des villes en transition, l’économie du donut (Kate Raworth), ou encore les théories de la post-croissance portées par des chercheurs comme Tim Jackson.

La croissance et l’hubris : une tragédie humaine

Depuis l’Antiquité, la question de la démesure – ce que les Grecs appelaient l’hubris – hante la pensée philosophique et politique. L’histoire de la croissance économique s’inscrit peut-être dans ce drame ancestral : une aspiration infinie au progrès, qui finit par se retourner contre ceux qui la poursuivent.

L’avertissement des Anciens : la limite comme sagesse

  • Les mythes grecs nous rappellent les dangers de l’excès : Prométhée, puni pour avoir volé le feu aux dieux ; Icare, brûlé pour s’être trop approché du soleil ; Crésus, dont la richesse ne l’a pas sauvé de la ruine. La notion de mèden agan (« rien de trop ») était au cœur de la sagesse antique.
  • Les philosophes grecs, notamment Platon et Aristote, considéraient la recherche illimitée de richesses comme un déséquilibre moral. Aristote distinguait ainsi l’ »économie », qui vise à satisfaire les besoins essentiels, de la « chrématistique », qui est l’accumulation sans fin de richesses – une dérive dangereuse.
Décroissance : Une planète Terre minuscule écrasée sous le poids d’un graphique de croissance exponentielle

Le mythe moderne du progrès et de l’accumulation

  • Avec la révolution industrielle, la croissance devient une fin en soi. La richesse n’est plus un danger moral, mais un objectif collectif. L’essor du capitalisme s’appuie sur un imaginaire de conquête, d’innovation et de dépassement des limites.
  • Le XXe siècle et l’ère de la consommation transforment la croissance en nécessité politique. Croître, c’est garantir le plein emploi, améliorer le niveau de vie, financer les retraites. Le lien entre croissance et progrès semble indiscutable.
  • Une logique devenue incontrôlable ? Aujourd’hui, même face aux limites planétaires, le système continue d’avancer comme une machine folle. On parle de croissance verte, de capitalisme durable, autant de tentatives pour maintenir l’illusion que tout peut continuer indéfiniment.

La tragédie humaine : sommes-nous condamnés à l’excès ?

  • L’histoire de la décroissance pourrait être vue comme celle d’un combat perdu d’avance. L’homme, par nature, cherche à conquérir, à dominer, à s’enrichir. L’archéologue Joseph Tainter a montré que les civilisations passées s’effondraient lorsqu’elles devenaient trop complexes et gourmandes en ressources – un schéma qui semble se répéter.
  • Mais y a-t-il une alternative ? L’homme peut-il renoncer à la croissance sans renoncer à son essence ? Peut-on imaginer un monde où l’ambition ne se mesure plus en points de PIB, mais en qualité de vie et en harmonie avec le vivant ?

La décroissance, une fatalité ou un choix ?

Loin d’être une simple utopie, la décroissance apparaît comme une réalité en devenir. Que nous le voulions ou non, la croissance infinie est une impossibilité physique et écologique. Pourtant, notre monde continue de s’y accrocher, incapable d’envisager une alternative sans sombrer dans l’angoisse du déclin.

Les penseurs de la décroissance nous mettent en garde : si nous ne préparons pas cette transition, elle s’imposera à nous dans la douleur, sous forme de crises économiques, sociales et environnementales. Jancovici l’explique bien : la contraction de l’économie est inévitable, et mieux vaut l’anticiper que la subir.

Pourquoi, alors, cette idée reste-t-elle si peu entendue ? Peut-être parce qu’elle heurte de plein fouet notre imaginaire collectif, façonné par des siècles d’accumulation et de progrès matériel. Remettre en question la croissance, c’est remettre en question un mythe fondateur de la modernité.

Sommes-nous condamnés à l’hubris ? Ou pouvons-nous réapprendre la mesure, comme le prônaient les Grecs ? La décroissance n’est peut-être pas une option politique parmi d’autres, mais la seule manière d’éviter un effondrement subi. La question est donc simple : voulons-nous choisir la décroissance, ou la laisser nous tomber dessus comme une fatalité ?

Sources :

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