Chef d’orchestre sombre sur fond de tragédie abstraite évoquant Babi Yar

13ème symphonie de shostakovitch : un requiem soviétique

Il est des œuvres qui vous saisissent à la gorge et ne vous relâchent qu’une fois le silence revenu, trop tard pour respirer. La Treizième Symphonie de Chostakovitch, intitulée Babi Yar, est de celles-là. Composée en 1962 dans un souffle d’indignation et de lucidité, elle donne voix à l’innommable — non pas seulement le massacre de Babi Yar, mais tout un siècle d’humiliations, de terreur et de mensonges enfouis. Rarement un disque aura aussi bien mêlé la douleur historique et la puissance musicale, l’ironie politique et le recueillement funèbre.

Cette chronique n’est pas une simple écoute guidée : c’est une descente dans les abysses d’un XXe siècle soviétique vu par un homme qui n’a jamais cessé d’écrire entre les lignes. À travers le prisme de cinq poèmes d’Evgueni Evtouchenko, mis en musique avec une intensité hallucinée, Chostakovitch dresse un portrait sans fard de la peur, de la pauvreté, de l’oubli. Babi Yar est plus qu’une symphonie : c’est un requiem sans consolation, un monument sonore qui refuse de se taire.

Infos techniques et crédits

La Symphonie n°13 en si bémol mineur, op. 113, intitulée Babi Yar, a été composée par Dmitri Chostakovitch en 1962. Cette œuvre pour basse soliste, chœur d’hommes et grand orchestre se déploie sur cinq mouvements, chacun mettant en musique un poème d’Evgueni Evtouchenko. La création mondiale a eu lieu le 18 décembre 1962 au Grand Hall du Conservatoire de Moscou, sous la direction de Kirill Kondrachine, avec le soliste Vitali Gromadski et l’Orchestre Philharmonique de Moscou.

Structure de l’œuvre :

  1. Adagio : Babi Yar
  2. Allegretto : Humour
  3. Adagio : Au magasin
  4. Largo : Peurs
  5. Allegretto : Une carrière

Instrumentation :

  • Bois : petite flûte, 2 flûtes, 3 hautbois (le troisième jouant aussi du cor anglais), 3 clarinettes en si bémol (la troisième jouant aussi de la petite clarinette en mi bémol et de la clarinette basse en si bémol), 3 bassons (le troisième jouant aussi du contrebasson)
  • Cuivres : 4 cors en fa, 3 trompettes en si bémol, 3 trombones, tuba
  • Percussions : timbales, triangle, castagnettes, wood-block, tambour de basque, caisse claire, cymbales, fouet, grosse caisse, tam-tam, cloche, glockenspiel, xylophone
  • Claviers : célesta, piano
  • Cordes : premiers et seconds violons, altos, violoncelles, contrebasses, 2 à 4 harpes

L’enregistrement que je possède, produit par Hans-Martin Höpner avec Siegfried Spittler au son, interprété par la Choral Academy Moscow sous la direction de Rudolf Barshai, est une version notable. Cependant, l’enregistrement de la création mondiale dirigée par Kirill Kondrachine est souvent considéré comme une référence incontournable pour saisir l’intensité originelle de l’œuvre. Je n’ai pas encore eu la chance de l’écouter 🙁 Si quelqu’un l’a, ça m’intéresse !!

L’actualité du compositeur à l’époque

En 1962, Dmitri Chostakovitch est un compositeur établi en Union soviétique, ayant déjà traversé des périodes de censure et de réhabilitation. Cette année-là, il découvre le poème « Babi Yar » d’Evgueni Evtouchenko, une dénonciation poignante de l’antisémitisme en URSS. Profondément touché, Chostakovitch décide de mettre en musique ce poème, élargissant son projet pour inclure quatre autres textes d’Evtouchenko, formant ainsi sa Treizième Symphonie. La création de cette œuvre intervient dans un contexte politique tendu, où l’expression artistique est étroitement surveillée par le régime soviétique.

Les morceaux du disque

1. Adagio – Babi Yar

Dès les premières mesures, l’auditeur est plongé dans une atmosphère funèbre et oppressante. Le chœur entre immédiatement en scène, sa plainte grave et solennelle enveloppant l’auditeur dans une mélodie tragique. Les contrebasses et les violoncelles instillent une lente montée en tension, tandis que la voix de la basse soliste, massive et implacable, déclame les vers d’Evtouchenko comme une litanie funèbre. L’orchestration est d’une puissance écrasante, renforcée par des cuivres menaçants et des percussions sèches qui résonnent comme des coups de glas. Ce premier mouvement est une descente abyssale dans l’horreur et la mémoire d’un massacre.

2. Allegretto – Humour

Chostakovitch joue ici un jeu dangereux : un scherzo grotesque et ironique, où l’humour devient une arme de contestation. Le tempo s’accélère, l’orchestration devient plus vive, presque dansante, mais sous cette légèreté apparente perce une férocité mordante. On pense aux satires musicales qu’il avait déjà livrées dans certaines de ses symphonies précédentes, mais ici, la critique est plus sournoise. L’humour, en URSS, n’est pas anodin : c’est une forme de résistance, et Chostakovitch en fait un instrument tranchant.

3. Adagio – Au magasin

Un moment de pause en apparence, mais pas de répit pour autant. La musique évoque le quotidien soviétique, la file d’attente, l’absurdité de la pénurie dans un régime qui se veut puissant. On y retrouve une grande sobriété orchestrale, avec des cordes suspendues et des bois discrets qui traduisent une lassitude quasi hypnotique. Le chant est presque murmuré, comme une confession amère. Cette section agit comme une respiration retenue, où l’absurde et le tragique se fondent en un tableau mélancolique.

4. Largo – Peurs

Si le premier mouvement était une dénonciation, ce quatrième volet est un cri silencieux. La partition est hantée par une angoisse diffuse, une terreur sous-jacente qui ne dit pas son nom mais qui imprègne chaque note. Des pizzicatos menaçants se mêlent à des dissonances glaciales, et la voix soliste, plus sombre que jamais, se fait l’écho des cauchemars d’un peuple vivant sous la menace permanente de la répression. L’angoisse sourd dans chaque motif musical, construisant une atmosphère suffocante et paranoïaque.

5. Allegretto – Une carrière

La conclusion de la symphonie est étrange : un rythme mécanique et répétitif, des motifs qui semblent avancer sans but précis. L’héroïsme soviétique tant vanté est ici détourné, déconstruit, vidé de sa substance. L’orchestre avance comme une machine rouillée, sans éclat. On pourrait y voir une forme de résignation, ou bien une dernière provocation du compositeur, une façon de dire que l’histoire continue, que l’oubli est toujours une menace.

La place du disque dans la discographie de Chostakovitch et dans l’histoire de la musique

La Treizième Symphonie occupe une place singulière dans l’œuvre de Chostakovitch. Composée après la Douzième, qui était une œuvre de commande glorifiant Lénine, elle marque un retour à une forme d’expression plus personnelle et subversive. Avec Babi Yar, il renoue avec la critique sociale et la dénonciation implicite des travers du régime soviétique.

À ce moment-là, Chostakovitch est un compositeur à la stature immense, mais il reste sous surveillance. Depuis ses humiliations publiques sous Staline et son semi-réhabilitation sous Khrouchtchev, il sait qu’il joue avec le feu. Pourtant, avec cette symphonie, il ne se contente pas de provoquer : il dresse un monument sonore à la mémoire des oubliés, des persécutés. Il touche à des thèmes que le pouvoir soviétique voudrait enterrer : l’antisémitisme, la pauvreté, la peur, l’absurdité du système.

Musicalement, la symphonie s’inscrit dans la lignée des grandes œuvres chorales et orchestrales du XXe siècle. Son mélange de gravité liturgique, de sarcasme grinçant et d’orchestration puissante évoque aussi bien Mahler que certaines œuvres plus récentes de Stravinsky ou Prokofiev. Mais ce qui frappe, c’est son accessibilité malgré sa profondeur. Contrairement à certaines symphonies plus complexes ou hermétiques de Chostakovitch, celle-ci possède une immédiateté qui la rend d’autant plus percutante.

Si elle fut initialement censurée en URSS (les autorités ayant imposé des modifications dans les textes chantés), la Treizième est aujourd’hui considérée comme l’une des œuvres les plus marquantes du répertoire symphonique du XXe siècle. Elle témoigne du courage artistique de son auteur et de sa capacité à traduire en musique la terreur et l’ironie de son époque.

Quand écouter ce disque ?

La Symphonie n°13 n’est pas une musique d’ambiance. Elle s’impose à toi, te prend à la gorge et ne te lâche plus. Elle n’accompagne pas, elle domine. Il faut donc choisir avec soin le moment où l’affronter.

📍 Idéal pour :

  • Traverser une ville sous la pluie : Imperméable noir, mains dans les poches, le regard dur. Chaque pas résonne comme un tambour de guerre, chaque passant devient un fantôme d’une tragédie oubliée.
  • Lire un livre sur l’histoire soviétique ou les crimes du XXe siècle : Soljenitsyne, Anne Applebaum, Vasily Grossman. Un texte lourd, une musique qui pèse encore plus.
  • Un trajet en train vers nulle part : Fenêtre couverte de buée, paysage gris, pensées sombres. Tu ne sais pas si tu es en fuite ou en quête.
  • Une soirée d’hiver seul, lumière tamisée, verre de vodka à la main : Chostakovitch dans les oreilles, le monde à l’extérieur, et ce silence entre les notes qui te glace plus que le vent nocturne.
  • Se souvenir que l’histoire ne s’efface pas : Parce qu’il faut écouter Babi Yar pour ne pas oublier ce qui s’est passé.

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