le musicien Eve Future

Eve Future : une fusion consciente ?

Nous avons reçu le groupe Eve future pour le questionner sur son projet musical, suite aux annonces récentes, qui ont retenu notre attention. En effet, nous avons été saisis d’une curiosité certaine à la lecture de ses publications sur les réseaux sociaux, et en regardant la biographie d’Agrippa d’Aubigné sur sa chaîne Youtube. On se trouve en présence d’un artiste musical qui fait sa promotion, ce qui est très banal, mais quand ce musicien convoque la « littérature patrimoniale » et nous présente un soldat du XVIème siècle qui a vécu les guerres de religion, forcément nous avons eu envie d’en savoir plus !

Les Heures Les Plus Sombres : Bonjour, et en quelques mots : qui êtes vous ?

Eve Future : Bonjour, je suis Eve Future, chanteur et compositeur français, enfin je suis depuis 10 ans professeur de français, et musicien du dimanche depuis toujours…

LHLPS : Nous avons eu la chance d’écouter des morceaux de ton futur album “Misères”. C’est clairement bourré d’un tas d’influences, on reconnaît plein de styles familiers : la musique extrême, la poésie dérangeante des textes – par moments on croirait lire une lyric de Cannibal Corpse ! – mais il y a aussi ce son techno, électro, avec de gros synthétiseurs, et là en fait c’est presque ibiza, et puis c’est toujours plein d’énergie, avec ce chant omniprésent, implacable – d’ailleurs c’est étonnant parce que le flow n’est pas spécialement rapide, mais en fait comme il n’y a quasiment jamais aucune pause, ça devient vite pesant, écrasant, et puis on note aussi l’absence de refrain, qui ne sont que dans la musique, sauf parfois en fin de morceau. Donc, on reconnaît les principaux ingrédients, on les aime tous séparément, mais assemblés comme ça on n’arrive pas à poser une étiquette, à nommer la mixture… Comment qualifiez vous votre style ?

EF : Question complexe ! Effectivement je viens du métal et de la fusion, et ce nouveau projet contient en filigrane ces deux aspects : mes compos sont d’inspiration métallique et électro, mais cette dernière couleur domine en raison d’une production totalement digitale, aucun instrument n’ayant été utilisé pour ce disque entièrement composé en MAO. Ensuite, le chant clair, avec son débit souvent rapide, ressemble assez à du rap, mais ça reste très éloigné de ce qu’on entend le plus souvent en France. Donc on pourrait dire fusion électro, je pense.

LHLPS : Vous ne vous retrouvez pas dans une position très inconfortable commercialement parlant ? C’est pas compliqué pour te vendre ?

EF : Je ne me vends pas donc non c’est pas compliqué !

Après, je vois ce que tu veux dire, la promo est particulière, avec la segmentation en niches de la musique par quasiment tous ses acteurs, on rentre pas bien dans les cases, ou alors dans plusieurs, ce qui n’est en général pas une bonne idée de positionnement commercial.

Pour schématiser, les rappeurs trouvent que c’est pas du rap, les métalleux trouvent que ça manque de guitare, et les électrons (ndlr : sic) le préfèrent en instru, sans le chant, on va donc pas faire la une de leurs webzines préférés… Ya aussi les amateurs de poésie ou les universitaires, qu’on effraie, mais eux n’ont jamais trop eu de webzines, donc c’est moins grave !

Et en même temps, vu que les styles sont bien verrouillés par les têtes d’affiche, et qu’il existe une énorme concurrence pour l’accession au trône, enfin, au podium, c’est ptêt pas si mal d’être libéré de ça; pratiquer un style qui n’existe pas nous donne une sorte de monopole ! Enfin on ne peut pas dire non plus qu’il n’y ait personne avant nous : surtout et avant tout le groupe Death Grips. Si un jour je devais chanter en live, j’adorerais la config chant – batterie – machines. Ils ont tout : la richesse sonore, la violence paroxystique absolue, l’autodérision, c’est simple ya presque tout dans leur discographie, ya un pur génie dans leurs disques, mais attention, je rends hommage là parce qu’on en parle mais Eve Future n’est pas une copie de ce groupe ! Et puis ya pas qu’eux, ya Igorrr, alors on pourrait dire que c’est étrange vu qu’Igorrr ne chante pas, ou peu ; on est plus souvent dans le cri, mais pour la musique, et en restant très humble par rapport à la perfection du travail de Gautier Serre, on peut dire que Igorrr pratique un mélange aussi fou, même davantage, que le nôtre, et regarde ce qui arrive à ce groupe : ils explosent… bon ça fait longtemps qu’il est dessus aussi le Gautier… nous on est des bébés à côté… C’est comme Fantomas avec Patton ils étaient tous déjà des stars avant… T’imagines vouloir percer avec un disque de Fantomas ? Je me suis pas permis ça nous on est des bébés, des bébés de 40 ans mais des bébés quand même ; et puis j’adore aussi certains morceaux de ce groupe sud-africain complètement déjanté, Die Antwoord ! Là t’enlèves Yolandi et les morceaux FM, et t’as quasiment du Eve Future, enfin Eve Future est complètement dans ce lignage : Death Grips, Igorrr, Die Antwoord. Alors je crois bien que c’est difficile à placer dans les boutiques, mais en même temps c’est pas le but.

LHLPS : Je vois bien la particularité de ton mélange, quand tu dis que les amateurs d’électro voudraient couper la piste de chant : effectivement, en instrumental, ça passerait beaucoup mieux, ce serait “juste” de l’électro, sauf que ce chant omniprésent et rapide fait basculer le tout dans une sorte de rap, ce qui provoque comme une dissonance de marquage, car le rap a une identité de plus en plus marquée, dans son volume. Le rap marche très bien commercialement parlant, mais en même temps son marché est en évolution : la partition sociale s’est fait recouvrir par la segmentation commerciale, et on assiste à une musique qui semble devenir de plus en plus identitaire, au moins dans ses clichés. Mais c’est là où vous vous démarquez, enfin même plutôt là où vous ne pouvez pas rentrer, pas vous assimiler, parce que clairement Eve Future ce n’est pas du rap, ça ne rentre pas du moins dans ce qu’on conçoit ordinairement comme étant du rap… Pourquoi avez-vous choisi ce style de chant ?

EF : Clairement pas pour vendre, c’est sûr ! Non mais le calcul est vite fait, tu vas voir : là j’avais un texte d’environ 1200 vers, que je devais caser sur 45 minutes de zic, je t’assure que pour tout rentrer, faut pas trop aérer… Donc soit on se la jouait métal, on grognait vite et ça passait, sauf qu’on n’y comprenait rien, et alors je ne vois pas l’intérêt d’avoir un aussi bon texte, soit on le déclamait en voix claire, et inévitablement ça sonne rap… Voilà le pourquoi du style de chant.

LHLPS : Donc tout est parti du texte… D’où vient ton intérêt pour ce poème ? honnêtement je ne connaissais pas. J’en avais tout au plus vaguement entendu parler, le nom me disait quelque chose, mais je n’en avais jamais lu. Agrippa d’Aubigné, Tu sors ça d’où ?

EF : J’ai rencontré cet auteur à l’université, et aussi, ya un texte qu’on trouve souvent dans les manuels de lycée, c’est celui que j’ai utilisé pour le morceau “Peindre la France”. C’est un auteur peu connu, mais patrimonial. Le témoignage qu’il a laissé sur les guerres de religion est vraiment saisissant, mais il l’a écrit un peu tard, à la fin de sa vie, enfin il l’a publié à la fin de sa vie, et ça n’a pas franchement plu à l’époque; je pense que les gens voulaient tourner la page de cette période noire, et donc aux oubliettes l’Agrippa ! Mais il a ressurgi au XIXème : Hugo d’abord était fan, les Romantiques ensuite, si bien qu’au cours du XXème c’était un auteur établi. Et puis avec les Trente Glorieuses, on a dû penser que c’était un sombre témoignage d’une époque obscure, que ça n’avait plus d’actualité, et il retombe doucement dans l’oubli. Mais par les temps qui courent, j’ai de plus en plus souvent pensé à lui, et quand je suis revenu au texte, que je ne connaissais pas non plus bien, ça m’a bouleversé ! J’ai fait un test, justement pour “Peindre la France”, et ce choix m’a semblé absolument évident. C’est parfait pour mon style de musique, puisque c’est aussi une sorte de fusion, et les thèmes développés s’incarnent malheureusement parfaitement dans l’actualité française.

LHLPS : D’où la grande importance accordée au texte, mais le problème c’est qu’on ne comprend pas toujours ce que tu chantes…

EF : C’est comme avec le rap de banlieusard non ? Tu comprends tout ce qu’ils chantent toi ? Entre l’argot, le verlan, les mots empruntés, souvent à l’arabe, mais aussi aux ricains, les expressions à la mode, personnellement j’ai souvent besoin d’explications, enfin, besoin, faut pas exagérer mon goût pour cette musique… D’un autre côté, prends le metal : souvent en anglais, et souvent braillé, et on comprend tout ? Non… Comme à l’opéra, comme dans plein de styles en fait… Sans le livret, t’es marron ! Du coup si on remet les choses en perspective tu verras qu’on comprend plutôt mieux la langue d’Agrippa que bien des trucs qu’on écoute sans y faire attention… Ensuite, je dirais que parfois c’est peut-être mieux de pas comprendre, notamment quand il décrit des scènes de cannibalisme familial, ou certaines horreurs… Pour finir, je ne suis pas XVIèmiste, et en conséquence je ne comprends pas tout non plus, il me manque des références historiques, certains mots mystérieux, et la syntaxe d’agrippa est parfois un peu audacieuse, même Marguerite Yourcenar le dit !

LHLPS : Ah ! Alors, est-ce que ta démarche de chanter un texte aussi ancien ne serait pas un peu politique ?

EF : C’est pas l’âge du texte qui compte, mais ce qu’il raconte. Bien sûr, à notre époque de cancel culture, chanter ça pourrait me valoir une accusation en conservatisme, et puis comme il parle parfois de la France, avec autant d’amour que de déception, et que ce n’est pas tellement à la mode de faire valoir la grandeur de notre culture française (n’en déplaise à M. Macron pour qui cette culture n’existe pas…), je ne serais pas surpris de me voir catalogué comme chanteur de la fachosphère, mais bon, si on s’arrête à l’opinion des imbéciles, on ne fait plus rien… Non, je ne crois pas que ce soit politique. Enfin si on y regarde de près, on voit que Agrippa défend les huguenots bien sûr, mais plus largement le peuple, les faibles, les animaux, la terre, ce qui en fait résolument un homme de gauche ! Alors après c’est sûr qu’il a massacré un paquet de Catholiques hein… Et ça c’est moins appréciable, ça fait moins de gauche… Mais personnellement je me moque qu’il soit de gauche ou de droite, ce qui m’importe c’est son poème. Un universitaire, il y a quelques années, l’a érigé en écrivain de l’intolérance, il l’accusait de glorifier la violence, et je ne suis pas du tout d’accord avec ça. La violence exercée par Agrippa était une réponse à celle du pouvoir catholique. Les protestants, à l’époque, souffraient vraiment d’une discrimination systémique, bien réelle. Des édits en attestent. Alors si on voulait projeter ça sur la situation actuelle, je comprends bien qu’on pourrait dire éventuellement que les musulmans sont les nouveaux huguenots, sauf qu’aucune décision politique, aucune loi, ne les condamne ; cela fait toute la différence entre les deux situations. Et Agrippa exprime la violence de l’époque sans aucune complaisance, elle est certes magnifiée par le style poétique, mais jamais pour la légitimer ou l’excuser, il s’agit plutôt d’une déploration.

LHLPS : Vous connaissez le thème de notre site, donc quelles sont vos inquiétudes concernant l’avenir ?

EF : Elles sont multiples : d’abord, la situation politique de la France. Je me sens de plus en plus souverainiste, au sens qu’y donne le philosophe Michel Onfray, c’est-à-dire que je me désole que la France ait délégué à Maastricht son pouvoir décisionnel. Le referendum sur la constitution n’a rien arrangé, avec le traité de Lisbonne, co-signé par la gauche et la droite main dans la main, vous voyez pourquoi je me soucie peu de ce que ces deux bords peuvent dire… Ensuite, je suis inquiet pour les conditions de vie insupportables qui s’annoncent sur tout le globe. Je suis très sensible aux discours d’un Jean-Marc Jancovici ou d’un Aurélien Barrau, avec le déclin de la biodiversité, la température qui augmente, les ressources énergétiques qui s’amenuisent. Je ne crois pas que cela puisse s’arranger, et j’ai bien peur que des totalitarismes viennent à s’installer, même en Occident. Et à l’inverse, le transhumanisme, Musk, la Silicon Valley, ce petit monde semble totalement ignorer les préoccupations climatiques, et on ne comprend pas bien avec quelle énergie ils comptent poursuivre leurs projets, mais tant mieux, car cela me semble tout aussi effrayant !

LHLPS : Comment vous adaptez vous à l’évolution du monde ?

EF : Je fais du sport : du vélo pour le cardio, et des pompes pour l’esthétique. Je nourris mon esprit de philosophie et de romans. Sinon il me semble primordial de passer du temps en famille, et de profiter du temps présent.

LHLPS : On revient sur ce premier morceau “Les Rois” qui sort le 31 octobre ? J’ai pu écouter d’autres morceaux, je suis sûr que beaucoup de gens pourront s’intéresser à ce disque, Misères, adapté donc de la première partie du poème épique d’Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques. Alors Les Rois c’est le début du bouquin ? C’est un morceau qui commence de façon très violente, avec un beat assez power-thrash, et un chant au débit étourdissant, et puis après ça se calme, ça repart, ça vire en électro, et à la fin on n’est pas loin du djent… Comme je le disais j’ai pu écouter d’autres morceaux, et alors celui-ci, « Les Rois », ne semble pas non plus plus évident pour la promo. En fait vous commencez l’aventure avec ce que vous avez de plus violent ! Vous voulez fracasser la porte du succès ?

EF : C’était important de montrer tout de suite la couleur. C’est vrai que d’autres morceaux sont plus faciles, respirent davantage, mais là on voit clairement que ça va pas être une partie de plaisir. Parce que c’est ça Agrippa d’Aubigné, c’est noir. Ca brille ici et là, ya de la lumière bien sûr puisqu’il y a Dieu, mais ce n’est pas un texte dont on ressort indemne, c’est des blessures qu’on endosse, et ça ne peut pas s’envisager sans une grande énergie et une profonde volonté. En tout cas c’est comme ça que je le vois, c’est un Everest. Tu ne l’attaques pas de front éperdument, mais il faut se concentrer, concentrer sa puissance, genre avec de la grosse technologie, des grosses basses, des gros leads, il me fallait ça pour l’affronter. Mais c’est pas un absolu non plus. Je voudrais faire d’autres livres avec des instruments baroques. Et ptêt aussi toujours des machines, en même temps pour moi qui viens de la guitare, je peux te dire que les machines c’est un joker ! C’est comme un joker : le son sort tout seul c’est facile, c’est pur, mais avec de vrais instruments baroques t’imagines : de la viole, du clavecin, des vents, des cuivres, avec des compos bien chacal ? Ca pourrait sonner la guerre ! Evidemment, pour revenir sur le morceau, on essaie effectivement quand même un peu de donner un grand coup de pied dans la fourmilière, et après j’en sortirai un tous les mois. Pas plus vite parce que ce n’est pas fini d’enregistrer, alors je lâche un peu les bombes au compte-gouttes… Et pour revenir sur une de tes premières questions, ce n’est pas le début du poème, en fait ce sera le troisième morceau de l’album. Le deuxième est dans la boîte, « Peindre la France », il sortira fin novembre. Et je garde le premier pour plus tard, mais je peux déjà te dire que ça fichera une énorme calotte aux auditeurs…

LHLPS : Merci beaucoup, et on se reverra bientôt pour faire le point !

EF : Merci à vous. Et pour les lecteurs, si vous voulez me soutenir, abonnez-vous sur mes réseaux, ya rien de mieux pour m’aider ! On pourra mettre des liens ?

LHLPS : C’est comme si c’était fait ! Chers lecteurs, les voici :

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